Lu sur l'Humanité : "Un bouclier fiscal à 50 %Christine Lagarde, ministre de l’Économie, affirmait, dans le Monde du 12 juillet, qu’« il n’y a plus de lutte des classes, il faut retrousser ses manches ». Pourtant le vocabulaire des rapports sociaux dans leur dimension fiscale reste guerrier et dans la logique du conflit. Ceux qui ne s’estiment pas suffisamment protégés par le bouclier fiscal ont choisi l’exil, comme peuvent le faire les victimes d’une guerre. Ce bouclier protège des menaces que font peser un État et un peuple aux traditions trop égalitaires. Car toute mesure de redistribution est perçue comme une atteinte intolérable au droit de propriété. Le bouclier fiscal fixé à 60 % des revenus disponibles a été jugé encore trop peu favorable aux possédants. Le candidat Nicolas Sarkozy avait prévu de l’établir à 50 %, ce qui vient d’être fait dans le cadre du vote par le Parlement de la loi TEPA (en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat), dite aussi paquet fiscal. En incluant contribution sociale généralisée (CSG) et
lala contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS) dans le montant des impôts pris en compte, la nouvelle loi diminue les prélèvements les revenus
surdes plus aisés. Selon Charles de Courson (Nouveau Centre), de la commission Finances, «
desla réforme envisagée consiste à abaisser le plafond non pas à 50 % mais à 39 %, ce qui correspond au taux marginal de l’impôt sur le revenu. En d’autres termes, cela revient à supprimer l’ISF pour les riches ». En conjuguant les effets du bouclier amélioré avec ceux des nombreuses niches fiscales disponibles en France (plus de 400), il serait alors possible que des foyers très fortunés échappent à toute imposition directe. Ne plus payer d’impôts en étant milliardaire, voilà un résultat qui devrait contenter quelques familles de Neuilly et des beaux quartiers de Paris et d’ailleurs. Cette rupture dans le sens d’un retour à l’Ancien Régime a même alerté Christine Lagarde qui s’est engagée à remettre, avant le 15 octobre, un rapport sur la possibilité d’instaurer pour les particuliers un impôt plancher.
Il est vrai que la cavalerie budgétaire de ce mois de juillet conduit à des pertes pour les finances publiques de l’ordre de 13 milliards d’euros, pour l’ensemble du paquet fiscal et en année pleine. Le « trou » de la Sécurité sociale, qui concerne tous les Français, n’est pas aussi profond, puisqu’il culmine à 12 milliards pour 2007. Sans compter le déséquilibre dans les sources de la collecte fiscale. Les impôts sur le revenu en apportent 16,6 %, mais la moitié de ménages seulement y contribuent. Les impôts indirects, dont la TVA, que tout le monde paie, même les plus démunis, entrent pour 50,8 % dans le total des recettes. Pauvre ou riche, chacun apporte son obole, au prorata du montant de ses dépenses bien entendu, en achetant sa baguette et son steak. De-là à envisager la TVA sociale, il n’y a qu’un pas, qui semble très proche de nous aujourd’hui.
Le candidat Nicolas Sarkozy avait dit qu’il ferait ce qu’il promettait. Les électeurs de Neuilly, ses anciens administrés, doivent se
féliciter de lui avoir fait confiance, pour 87 % d’entre eux. Ce score de république bananière met en lumière la lucidité politique des électeurs huppés de cette banlieue chic, qui fait encore mieux que les plus beaux quartiers de Paris.
Léone Meyer, l’héritière des Galeries Lafayette, lasse d’entendre son cas être pris pour exemple des cadeaux que représente le bouclier fiscal, à propos des 7 millions d’euros qui lui furent restitués sur ses impôts versés en 2006, a publié une lettre ouverte. « J’aurais pu réclamer un statut de réfugiée fiscale en Suisse ou en Belgique », y écrit-elle dans le Journal du dimanche du 22 juillet. Il est vrai que les exemples célèbres ne manquent pas. « Je ne l’ai pas fait, ajoute-t-elle. J’ai payé et je suis restée, prenant le pari que les Français voteraient à la présidentielle pour le candidat de la rupture qui leur avait promis un avenir meilleur. Pari certes réussi, mais qui m’a coûté cher. » L’avenir a également paru s’annoncer sous de meilleurs auspices pour « la diaspora fiscale qui, de Londres à Bruxelles, a salué la victoire de Nicolas Sarkozy avec les meilleurs champagnes », comme nous l’a rapporté l’une de nos informatrices.
« Vivons heureux, vivons cachés » : rupture sur ce principe ?
Cette maxime, que les dominants reprennent volontiers à leur compte, manifeste un principe de précaution selon lequel les rouages de la puissance et de la fortune doivent être discrets pour que leur pérennité ne soit pas menacée. Ainsi les grands cercles, comme le Jockey Club, l’Automobile Club de France ou le Cercle de l’union interalliée, à Paris, l’Union Club bordelais ou l’Ordre du clou de Lyon cultivent plus le secret que la médiatisation de leurs activités. Il nous fut difficile d’y pénétrer et de recueillir des informations. Leurs annuaires, que tout membre reçoit chaque année, ne sont pas publics et leur accès demande de recourir à quelques astuces. Il est vrai que la liste des membres met en évidence la classe réalisée. La présence simultanée des élites sociales appartenant aux activités les plus variées, des affaires à la littérature en passant par l’armée et l’agriculture, met en évidence une logique de regroupement qui dépasse les cloisonnements de la vie professionnelle. C’est au-delà, dans l’importance de la fortune, dans la multidimensionnalité des richesses, dans la patine du temps et des générations, que se fonde l’unité du groupe social cons- cient de lui-même et de ses limites. Une connaissance exhaustive de ces lieux fermés au commun et la mise en relation des listes de leurs membres permettraient de dévoiler les réseaux imbriqués sur lesquels tout pouvoir s’appuie, en particulier celui de l’oligarchie financière. Par le jeu des alliances familiales et d’autres liens, comme ceux des amicales d’anciens élèves ou ceux des pratiquants de la vénerie, de la voile ou du golf, ce petit monde qui est aussi le grand monde transcende les spécialisations professionnelles et arrive à mettre en commun tous les talents et toutes les ressources de tous les secteurs d’activité.
Il y a toutefois un élément nouveau dans la situation présente, dont on ne sait quel sera l’impact. Nicolas Sarkozy s’est fait élire, entre autres thèmes, sur celui de la rupture, de « la nécessité d’aller de l’avant », comme l’expriment certains de ses sectateurs. Le changement est là : ce qui a été dit passe dans les actes. Le paquet fiscal est ficelé, et ses destinataires s’apprêtent à le recevoir. Mais cette inflexion politique se construit de façon tout à fait nouvelle dans un souci inhabituel de la médiatisation qui révèle de manière inattendue le dessous des cartes. Il en est ainsi des liens d’amitié personnelle qui lient le nouveau président à un aréopage d’hommes d’affaires : Arnaud Lagardère, Vincent Bolloré, Bernard Arnault et François Pinault, entre autres. Les invitations fastueuses, sur un yacht près de Malte ou sur la côte Est des États-Unis, ne sont pas masquées, mais au contraire mises en évidence, comme un élément de plus à l’avantage de celui qui en bénéficie. En guise de rupture, on retrouve l’objurgation de Guizot, « enrichissez-vous ». Les rapports sociaux pro- fondément hiérarchisés et inégalitaires semblent être devenus une évidence qui va de soi, peut-être regrettable, mais avec laquelle il faut composer. Apparemment féru de génétique, le nouveau président considère les êtres humains comme biologiquement différents et inégaux. Le fonctionnement de toute société humaine ne peut donc être que fondé sur des hiérarchies, transmissibles d’ailleurs de géné- - ration en génération puisque fondées sur des qualités innées. Ce pouvoir est prometteur d’un renforcement des inégalités en allant à contre-courant de tous les acquis de la redistribution et des efforts pour favoriser une réelle égalité des chances. Mais, en outre, il affiche de manière surprenante un cynisme systématique, selon lequel il est parfaitement légitime que les riches soient riches et toujours plus riches. Perversité extrême de la notion de mérite qui en arrive à justifier les plus grandes injustices en persuadant les perdants de leur culpabilité dans leurs échecs, scolaires, économiques et sociaux.
Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, directeurs de recherche au CNRS