dimanche 4 février 2007

Virage à gauche ou revendication d’une seconde indépendance en Amérique Latine ?

Par Neal Santamaria

Acteur militant sur le support Skazat

La presse européenne de droite comme de gauche a unanimement relevé un changement politique dans de nombreux pays d’Amérique latine. Qu’il s’agisse de l’élection de Chávez au Venezuela, de Morales en Bolivie, de Luís Ignacio « Lula » Da Silva au Brésil d’un côté ou de Kirchner en Argentine, Ortega au Nicaragua et de Bachelet au Chili de l’autre, les médias commencent à parler de « virage à gauche de l’Amérique Latine ». Or ce terme appliqué à ce continent à l’histoire si singulière trouve bien vite ses limites. Alors que le clivage gauche/droite est né suite à la Révolution française et s’est consolidé, au milieu du XIXè siècle, après la révolution industrielle, la gauche latino-américaine recouvre quant à elle une toute autre réalité. Les idéaux d’égalité sociale et de défense des travailleurs y sont certes présents, mais elle intègre en premier lieu une émancipation indépendantiste et le droit de ses nations à la totale souveraineté. Cette gauche, inspirée des penseurs européens que sont Marx, Trotsky ou même Saint Simon, se nourrit également de son histoire.

Des acteurs comme José de San Martín ou José Martí, tous « héros » des Indépendances, donnent à cette couleur politique une saveur tout à fait singulière qu’on ne peut appréhender sans se référer aux luttes que dut mener le continent pour son indépendance. Or, la plupart de ces dirigeants, de gauche selon les médias, ont aujourd’hui une approche assez différente que ce soit au niveau politique, économique ou idéologique : alors que Chávez a reformé la constitution de son pays, fait appel à la figure presque mythique de Simón Bolívar et affiche sans ambages (et même avec une certaine agressivité parfois) son opposition aux États-Unis, Bachelet quant à elle, prône davantage une politique de la stabilité, sans changement radicaux. Pour cerner les contours de cette gauche latino-américaine, nous exposerons donc très succinctement l’histoire du continent pour donner un nouvel éclairage à ce concept et mieux comprendre la nature de ce « virage » politique.

C’est le 14 octobre 1492 qu’a lieu, dans l’île caraïbe de Guanahani, la première rencontre des Européens et des « Indiens ». En 1496, il fonde Saint-Domingue, la première ville des Amériques en décimant les Indiens taïnos qui disparaissent jusqu’au dernier cinquante ans plus tard. Un peu plus tard, en 1519, Hernán Cortés s’enfonce dans la jungle mexicaine à la tête de quelques centaines d’aventuriers. Trois ans plus tard, l’Empire aztèque est à genoux. En 1532, Francisco Pizarro débarque sur la côte péruvienne et entraîne quelques dizaines de compagnons à l’assaut de la cordillère des Andes, au coeur de laquelle se retranche, puis s’effondre, l’armée inca...

Jusqu’en 1810, à l’exception d’Haïti, tout le continent était dirigé par les Européens. Ces derniers, frappés de la fièvre de l’or, ouvrirent littéralement les veines de leurs colonies pour s’abreuver de leurs ressources naturelles. Ainsi que le montra Eduardo Galeano dans les veines ouvertes de l’Amérique Latine, l’exploitation du continent par la péninsule ibérique fut accompagnée d’un véritable génocide qui s’étendit jusqu’en Afrique où plus de quarante millions de personnes furent déportées ; un tiers ne survivait pas à la traversée et leur espérance de vie, une fois arrivés, atteignait difficilement une dizaine d’années. C’est en 1822 que Simón Bolívar parvint à unir la Grande Colombie, composée de la Colombie, du Venezuela, du Panama et de l’Équateur et à la débarrasser de l’occupation espagnole. Quelques années plus tard, il parvint à libérer le Pérou et la Bolivie, qui porte aujourd’hui son nom. Tous ces pays parvinrent alors à s’unir pour la recherche d’un but commun, le droit à l’autodétermination. Cependant, ces indépendances laissèrent vite place à une domination de type féodale exercée par les grands propriétaires terriens, souvent d’ascendance espagnole, appuyée par l’Église catholique et le pouvoir militaire.

Parallèlement, les États-Unis, indépendants depuis 1776, prônent la doctrine Monroe ; derrière le leitmotiv « l’Amérique aux Américains », le but affiché était de protéger les États du Continent des velléités colonialistes européennes. Concrètement, cette nouvelle orientation politique se traduit par un interventionnisme militaire et l’occupation de Cuba, du Nicaragua, de Porto Rico, d’Haïti, du Panama, du Mexique entre 1903 et 1933. L’idéal Bolivarien tombe alors en désuétude ; les Indiens (Quechua, Aymara, Tupi parmi tant d’autres) et les Noirs descendants d’esclaves sont mis au ban de la société, leurs droits sont généralement ceux de citoyens de seconde zone.

À partir des années 60-70, de nombreuses dictatures se mettent en place dans tout le continent. La presse est muselée, les assassinats politiques deviennent monnaie courante et l’exil d’artistes et d’universitaires contestataires tuent dans l’œuf toute possibilité de contre-culture. Au Brésil, le régime autoritaire a été appuyé par les États-Unis, par le biais des agissements de la CIA, afin d'empêcher la diffusion d'idées communistes en Amérique latine, perspective qui effrayait le bloc occidental depuis la révolution cubaine et la prise de pouvoir de Fidel Castro. En République Dominicaine Juan Bosch, élu démocratiquement après les trente années de règne sans partage du dictateur Trujillo fut chassé du pouvoir par les États-Unis. Juan Bosch, candidat de gauche très modérée, constituait pourtant à leurs yeux une menace de voir s’étendre le « péril rouge ». ils le remplacèrent alors par Joaquín Balaguer, le bras droit de l’ancien dictateur ; ce dernier ne devait quitter définitivement le pouvoir qu’en 1996. Un dictateur luttant contre le communisme valait toujours mieux qu’une démocratie commerçant avec l’URSS. Le coup d’État et l’assassinat de Salvador Allende (pourtant élu démocratiquement) le 11 septembre 1973 au Chili, suivi de la mise au pouvoir du général Pinochet constituent une fois encore un exemple patent de cette interprétation pour le moins particulière de la doctrine Monroe.

Les années 80 annoncent le dégel des relations est-ouest ; beaucoup de dictatures d’Amérique Latine desserrent (un peu) leur poigne de fer sur la société civile. Des guerres civiles persistent cependant au Nicaragua ; suite à la chute du dictateur Somoza, les Contras, des groupes terroristes appuyés par la CIA de Ronald Reagan, se livrèrent à des raids, dans le but de faire tomber le gouvernement sandiniste alors en place. Cependant, de manière plus globale, la démocratie semble enfin s’installer pour de bon dans le reste du continent. En 1992, l’OEA (Organisation des États Américains) décide même d’exclure tous pays qui abandonneraient le modèle démocratique. Cette généralisation des démocraties de marché est souvent synonyme d’un changement drastique dans l’économie : d’un modèle fortement autocentré avec une forte présence de l’État, on passe à un modèle tourné vers l’extérieur avec un État qui a perdu ses moyens d’intervention directe. À un niveau international, le FMI encourageait le processus de démocratisation, à la condition cependant qu’il s’accompagne d’une économie de marché de type néo-libérale. On assista donc pendant cette période à une croissance presque exponentielle dans l’implantation de grandes entreprises européennes et nord-américaines. Ces dernières pouvaient en effet s’appuyer sur une main d’œuvre bien moins onéreuse que dans leur pays d’origine et des protections sociales souvent quasi inexistantes. Le secteur tertiaire et l’urbanisation explosèrent brutalement alors que les campagnes se vidaient à une vitesse sans précédent. Certaines grandes villes se transformèrent en mégalopoles et les bidonvilles, toujours plus nombreux, se développèrent tel un cancer dans certains quartiers. Aucune politique sérieuse d’urbanisme ne vint assurer le confort minimum à ses habitants, constitués pour la plupart par d’anciens paysans. Les différents États latino-américains investirent eux aussi des sommes considérables pour suivre ce nouveau « virage économique » appuyé par les élites sociales et politiques du pays qui en étaient les premiers bénéficiaires. L’endettement, déjà bien réel, devint tout simplement vertigineux. Les différentes monnaies connurent plusieurs dévaluations successives et la corruption qui avait atteint des niveaux endémiques rendait la situation catastrophique. D'un côté, les élites sociales et politiques affichaient un train de vie indécent fait d’opulence et de frivolité (dont l’écho à la télévision se manifestait par la multiplication d’émission de jeux et de divertissements) et d’un autre, les habitants des bidonvilles, sans cesse plus nombreux étaient littéralement abandonnés à leur sort. Les classes populaires des pays latino-américains commencèrent à faire montre d’une certaine défiance dans ces démocraties au néo-libéralisme sauvage et envers ses dirigeants, dont la plupart étaient formés dans des écoles prestigieuses aux États-Unis ou en Europe. La bonne volonté ou l’efficacité des conseils du FMI fut mise en doute, puis rapidement considérée comme une ingérence pure et simple ; de la même manière, l’exploitation des principales richesses du continent par des entreprises « gringas »[1] ne tarda pas à être considérée comme une seconde colonisation. En Argentine[2], ces entreprises utilisaient les dépréciations monétaires à leur avantage, profitant d’une part de leur siège situé aux États-Unis et en Europe et d’autre part d’un taux de change qui ne cessait de chuter. Un grand nombre de transactions illégales eut lieu à cette époque entre le siège et les filiales de ces différentes entreprises de telles sortes que celles-ci parvenaient à s’enrichir, malgré un chiffre d’affaires déficitaire. Cette pratique eut pour conséquences de creuser davantage encore les déséquilibres économiques et les inégalités sociales. Par ailleurs, les sacrifices demandés par les dirigeants leur semblaient en totale contradiction avec le rythme de vie presqu’insolent de ces derniers qui ne semblaient pas avoir pâti de la crise. On arriva ainsi à des crises financières sans précédent au Mexique en 1994, au Brésil en 1999 et en Argentine en 2001.

En réaction, certaines identités indiennes furent réactivées (et parfois même réinventées) en tant que contre-culture à cette ingérence étrangère dont les hommes politiques étaient généralement les relais. Certains Indiens revendiquaient un territoire et une certaine autonomie politique afin de pouvoir vivre selon leurs lois coutumières ; d’autres voulaient détruire les stigmates dont ils étaient toujours victimes, près de cinq siècles après l’arrivée des Européens. Au Pérou, lors de l’élection présidentielle de 2001, Alejandro Toledo s’appuya sur cette tendance de fond pour établir un parallèle avec le roi inca Pachacútec ; il mit en avant son enfance de vendeur des rues et se revendiqua « cholo » qui, jusqu’alors était un terme des plus péjoratif pour désigner les Indiens Quetchua et Aymara. Cette course à l’image ne doit pas faire oublier cependant que ce même « cholo », au passé de gamin des rues, fut formé à Harvard puis à Stanford avant d’être consultant à la Banque Mondiale. Au Venezuela, Chávez puisa dans un autre référent fort de l’identité latino-américaine : Simón Bolívar. Le choix de cette figure était d’ailleurs particulièrement habile. En promettant lors de sa campagne une réappropriation des ressources nationales, qui étaient jusqu’alors aux mains d’entreprises « gringas », ce dernier construisit un jeu de miroirs dans lequel sa politique de nationalisation des ressources naturelles du pays renvoyait à l’indépendance conquise par Bolívar contre les Espagnols. Son opposition très théâtralisée à George W. Bush peut également s’appréhender à travers ce prisme. Son amitié très médiatisée pour Fidel Castro peut elle aussi se comprendre à partir du moment où l’on sait qu’il le présente comme un héros de ces « nouvelles indépendances » ; quelle que soit l’opinion que l’on porte sur le caudillo cubain, force est de constater que celui-ci a su résister à toute ingérence des Etats-Unis malgré un embargo drastique de plus de quarante ans. Ce dernier puise d’ailleurs lui aussi dans les figures des premières indépendances en se réclamant de l’héritage de Martí. Enfin, le dynamisme dont fait preuve le président venezuelien pour contrer ZLEA (Zone de libre-échange des Amériques) avec la création de l’ALBA (Alternative Bolivarienne pour les Amériques) traduit sans doute le mieux ce « virage à gauche » dont parle la presse européenne. En créant une zone d’échanges privilégiés en Amérique Latine, Chávez fait renaître la Grande Colombie de Bolívar. Le cas de la Bolivie relève un peu de la même logique. Evo Morales est arrivé au pouvoir en mettant l’accent sur son « indianité » aymara et du combat des Indiens ; plus globalement il était le candidat des classes populaires et sa volonté de se réapproprier leurs ressources naturelles fut ressentie chez beaucoup comme une seconde indépendance. Il y eut donc à son arrivée au pouvoir des nationalisations massives des entreprises de gaz naturel. Il prôna par ailleurs une diminution significative des destructions des champs de coca au nom de la lutte contre la drogue. Cette plante est en effet utilisée depuis plusieurs centaines d’années par les Indiens des montagnes qui la mâchent pour lutter contre le « mal des hauteurs ». Au nom d’une culture autochtone nationale, Morales s’oppose à une volonté qui s’impose de l’extérieur. Cette revendication d’un droit à l’autodétermination (concept qui fut paradoxalement formulé initialement par le président des États-Unis d'Amérique Woodrow Wilson) tant économique que culturelle.

En revanche, les cas de Lula, Kirschner, Bachelet et Ortega, respectivement présidents du Brésil, de l’Argentine, du Chili et du Nicaragua, sont quelque peu différents. Si tous sont étiquetés « à gauche » par la presse européenne, leur politique s’appuie davantage sur une évolution des rapports de force à l’intérieur du pays que sur une rupture. Lula, pourtant icône de la résistance à la dictature brésilienne, suscita de nombreux espoirs parmi les classes populaires et particulièrement chez les « Sans Terre ». Pourtant, sa politique bien que de gauche selon les critères européens s’appliqua à rassurer les investisseurs étrangers qu’il considérait comme essentiels à la stabilité économique du pays. Il en fut globalement de même pour Kirschner, Bachelet et Ortega. Notons cependant que Lula, peut-être davantage que ses trois homologues, fait preuve d’un dynamisme bien réel pour multiplier les partenariats « sud-sud ». Par ailleurs, Kirschner et Ortega, à l’instar de Morales, semblent soutenir l’initiative de Chávez en ce qui concerne l’ALBA. Une chaîne de télé viendrait même concurrencer l’hégémonie de la chaine CNN pour l’Amérique Latine. Cet élan s’affirmera ou s’effondrera à terme, cependant, on assiste bien depuis quelques années à une réelle rupture sur le continent. Le fait qu’Obredor manque de peu de mettre fin au règne du sempiternel président du Mexique, Vicente Fox (ancien président de Coca Cola), semble assez révélateur de cette « rupture par les urnes » qui semble toucher tout le continent. Ce « virage à gauche » aura à cœur de régler nombre de questions sociales : Chávez a lancé des campagnes d’alphabétisation sans précédent, Lula promettait à chaque Brésilien de pouvoir faire trois repas par jour etc. Au-delà de l’importance accordée à l’éducation et à une information plurielle, ce qui caractérise la gauche latino-américaine d’hier comme d’aujourd’hui reste le souci pour chaque nation de pouvoir se détacher de toute forme d’asservissement politique et/ou économique ; le fait de multiplier les échanges privilégiés entre les différents pays d’Amérique Latine doit d’ailleurs s’interpréter sous cet angle. Ces échanges concernent bien évidemment les pays du continent, aujourd’hui cependant, ils s’étendent également aux anciens pays colonisés cherchant, eux aussi, une nouvelle indépendance, ou du moins à s’affirmer sur la scène internationale. En ce sens, l’utopie de la Grande Colombie de Bolívar pourrait dépasser les frontières du continent dans les années à venir.



[1] Le terme « gringo » signifie généralement « étranger », notons cependant qu’il désigne implicitement en premier lieu les Etasuniens et les Européens

[2] Voire le film Mémoires d’un saccage qui expose la situation économique en Argentine pendant les « années Carlos Menem » de manière tout à fait remarquable.

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